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12 janvier 2010

Episode IV

C’est une fête. Ça évoque une fête. Si seulement ce T n’était là, ça serait la fête — avec sa ribambelle de prénoms exquis et croustillants, ses festins ripailleurs et gras, ses cendres grises de matinées post-avinées. Ça doit bien raconter quelque chose, une fête, non ? C’est une histoire, à part entière, qu’on narrera encore et encore, qu’on revivra à l’envi — à la prochaine fête, au prochain dîner. C’est un conte, tout un roman, une saga, une fête. Ça explose dans tous les sens, ça va et ça vient, on aime ou on n’aime pas. Il y en a toujours deux ou trois (voire plus, mettons 5 à 10%) qui meublent la pièce, sages ou amortis, le regard plus ou moins dans le vide, indifférents, en dehors — eux ne sont pas de la fête. On n’en parlera pas dans nos récits, dans nos compte-rendus, on les aura oubliés. Tout à fait. Oublié. De même que certains détails, certains instants du "bat son plein" qu’on préfèrera laisser là.

Le souvenir, c’est ce qu’il y a de plus préoccupant ici. “Memories are such a beautiful thing if you don’t have to deal with the past...” Où ai-je lu/entendu/vu ça ? Je ne sais pas ce qu’en penserait Proust, sans doute pas grand chose, mais passons. Bref, un souvenir. Image fugace cent fois ressassée, qu’on a pu cent fois remodeler, associer à une odeur, une couleur, une sensation — qui prend à mesure sa place dans notre lexique onirique, intime et personnel. Certains ont ce goût familier d’avoir toujours été là. D’autres celui de n’être pas tout à fait sien — rien n’est moins ni plus sûr. Et tous ses souvenirs de livre ? Toutes ces images qui se sont formées dans notre esprit suivant le rythme de l’œil caressant la page ? Sont-ce des souvenirs vécus ? Ils en ont en tous cas le statut, la force, participent tout autant de la construction de notre rapport au réel.

Tout comme la langue et ce qu’elle évoque, ce qu’elle construit, comme elle agence notre quotidien, notre monde, nos sentiments. Projeter nos sentiments sur les mots, voir si ça rentre, si ça va — ce n’est pas du sur-mesure, la langue, ah non, pas du tout, ça gêne souvent aux entournures, ou l’on s’y sent nager, ce n’est parfois pas très adapté à la météo, non plus — Ah ! À quand une langue réellement sur-mesure, et non ce prêt-à-porter informe, où l’on trouve si rarement son bonheur, ce fragmentaire que l’on doit démêler pour se trouver enfin, plus ou moins. Ainsi de l’amour, destiné ou non, de tous les mots qu’on lui associe, légitimement ou non, de ces mots "Je t’aime", qui sont peut-être les plus vastes, les moins précis, les plus grossiers, les plus vulgairement nobles, les plus informes, que l’on pourra prononcer. Jamais vraiment nôtres, discours toujours collectif, qui signifie trop ou trop peu. Et pourtant, imaginez que l’on fasse une dissertation sémantique à chaque déclaration — je me demande si autant de couples se formeraient, ou si les mêmes mensonges se perpétueraient...

La seule déclaration sincère qu’on puisse faire, finalement, c’est à la langue, à la langue en soi, en son dedans, qui fleurit sans gêne, et met à mal chaque jour ce lien si fragile qui nous lie au dehors. Dangereux, ça. Dangereux, d’ainsi se déclarer à la langue. Dangereux. C’est une déclaration au genre humain dans son entier, à ses fantasmes et ses désirs, ses beautés et ses petitesses. On est rapidement mal vu, jugé, censuré, expurgé, banni, ex-communié (si l’on s’en soucie). Ainsi de celui-là, dont la déclaration ne peut que tous nous faire rêver, emplie d’odeurs capiteuses, de jouissances fabuleuses, de tranquillité édéniques et non moins diaboliques, de formes généreuses et généreusement abandonnées, de morts bienvenues et de spectres aux menaces ordinaires. Allons viens, mon enfant, ma sœur...



Dernier ajout : 16 mars. | SPIP

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