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V

19 février 2010

Solliciteur(s)

Le téléphone sonne. C’est une ligne spéciale — sonnerie froide et impersonnelle, que tu as fait installer il y a une bonne dizaine d’années. Tu sais que ces appels ne te sont pas vraiment destinés. Un peu comme les vendeurs de fenêtres et double vitrage, les démarcheurs en service commandé pour banques/assurances/agences de voyage, machines loteries. Ces appels ne te sont pas destinés, ils sont pour la veuve, non pour la femme. Depuis le temps, tu sais à quoi t’en tenir.

Tu sais qu’un moment ou un autre, il te faudra bien répondre, décrocher, parler, prendre à nouveau le masque qu’on attend de toi, les sourires, les manies, l’affectation, les larmes qui affleurent — qui n’est même plus aussi hypocrite que ça. Ça vient tout seul. Presque comme un fable de La Fontaine.

Mais revenons au téléphone. La fable viendra plus tard. Tu décides de ne pas décrocher. D’attendre qu’on laisse un message.

Une sonnerie.

Deux sonneries.

Encore quatre avant que la machine ne mette fin à la tentation.

Tu attends sans impatience la voix. Tu fais des paris, que tu ne t’avoues pas. Expectative. Comment va être la voix ? Timide ? Arrogante ? Réponse à tout ? Quelle sera sa requête ? Son angle inévitablement original ? Son pitch bien rôdé rien que pour toi ? Quelle sera son mode séduction ?

Et oui, on est comme en boite à vingt ans. Quand on attendait entre copines les prétendants, qu’on essayait de deviner les techniques d’approche, qu’on commentait les phrases d’accroche et anticipait les râteaux.

Mais non. Pas de râteau possible aujourd’hui. On n’a plus vingt ans. Et ils ne veulent pas de toi, ils veulent de l’autre, de la veuve. Ils veulent un morceau de viande morte. Ils veulent leur part. Et tu ne pourras pas la leur refuser.

Un énième message. J’aurais du les garder tous, en faire un livre. C’est fou de voir ce que les gens sont prêts à faire à dire parfois, à quoi ils peuvent s’abaisser.

Combien de ces lèche-culs sentencieux et ignorants sont aujourd’hui bien en place ? Toujours aussi lèche-culs, d’ailleurs, et toujours aussi ignorants. Et plus sentencieux que jamais, si c’était possible.

Bonjour, radio Funky FM, … émission … dernière compil — Bonjour, Producteur à France Culture, … émission … votre mari … philosophie existentialiste — Bonjour, ici les Inrocks, … dossier Héritiers (comme s’il en avait !) — Bonjour, on veut faire un dossier sexy sur toutes ses femmes — Bonjour, … duel télévisé … les plus grands provocateurs de la télévision française … votre … en finale — … photos inédites — Reader’s Digest … courte bio — Rock&Folk … sa marque —

Et puis il y a les tutoyeurs ceux qui se pensent intimes parce qu’ils promènent leur oisiveté dans des cercles concomitants.

Bonjour, Universal, … pourrais-tu me rappeler, on a un nouveau projet d’album : après le Best-of Chansons d’amour et le Best of Chansons de rupture, on a pensé à un Best of chansons politiques. On voudrait avoir ton avis. Je te laisse mon cell. Chuis à NYC mais on peut se voir quand je rentre — Éditions Inédites (e traînants en chaque fin de mot, caricature, comment est-ce possible ?),… t’aurais pas quelques vieux textes dans un coin, des qu’il a écartés, qu’il a oubliés ou dont il n’a pas su quoi faire ? On voudrait faire un recueil de brouillons et de chansons rejetés des plus grands de la chanson française.

Et ceux qui s’adressent à toi comme on s’adresserait à lui, sa nouvelle interface sociale, on s’en contente, il n’a jamais rien fait comme les autres.

Tu ne pourras pas te défiler. Ce n’est pas une question de gentillesse, tu n’y arriveras pas — qui d’autre sinon toi — et tous qui te font voir ce que tu y gagnes — tu rappelleras.

*

Tiens, oui cette fois, c’est différent. C’est en effet original. Etonnant, même, qu’on ait attendu vingt ans pour s’y intéresser.

Tu te souviens soudain de lui face à toi. Il ne cessait d’en parler. Quand les soucis du quotidien desserraient leur emprise, quand l’exigence des amis et potes de passage n’orientaient pas le langage vers l’éphémère du jour, quand je le jeu s’éloignait et le moi pointait son nez, c’était ça, c’était le sujet. Quand la vie se défaisaient de son déguisement de futilité pour se rhabiller de gravité, quand la solitude devenait un refuge, le dernier compagnon, ce n’était ni toi, ni les enfants, ni une quelconque autre féminité de passage, mais cette autre féminité magnifique, cette déesse de fécondité, inévitable, incontournable, maîtresse dominatrice dont tout amour est désespoir, frustration, angoisse. Soudain le silence de son corps, l’immobilité. Soudain cette détente incongrue, cette décrue des nerfs.

Les coins de la bouche retombent vers le sérieux grave de l’enfant, les yeux s’arrondissent et se reposent en même temps, en contemplation de la ligne impalpable qui se déroule avec grâce à travers l’espace.



Dernier ajout : 13 avril. | SPIP

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