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Jeudi 4 juin

4 juin 2020

Et puis on s’habitua — Chapitre 3

Ainsi la ville s’assoupit. Dehors, le vert reparut, reprit ses droits. La moindre anfractuosité dans la pierre ou le bitume fut bientôt envahie de touffes d’herbes folles. Incontrôlée, la croissance des arbres transforma les avenues en petits bois de plus en plus serrés. Le gonflement des racines craquelait chaque jour un peu plus les chaussées, chaque fissure étant immédiatement fouillée et retournée par les animaux qui prenaient leurs aises — puis retournée à la verdure.
Les animaux, justement, épargnés par les agressions urbaines, s’épanouissaient. On n’avait jamais vu d’aussi gros pigeons, de cerfs aussi obèses. C’en devenait presque dangereux pour leurs propres santés.
Les écosystèmes mirent d’autant plus de temps à s’équilibrer que les intelligences artificielles, imaginées dans l’avant pour gérer la « ville intelligente » que les politiques et startuppers appelaient de leurs vœux, s’aperçurent que leurs drones de transport et livraison revenaient bien souvent au dépôt endommagés par le fouillis de cette nature échevelée. Elles modifièrent alors leurs paramètres pour les rendre moins précautionneux (après tout, il n’y avait plus de vie humaine à épargner dans l’espace public !) et les drones devinrent les nouveaux prédateurs absolus. Mais, au contraire de leurs inventeurs premiers, ces prédateurs absolus n’avaient aucune visée hégémonique et leurs chasses étaient raisonnées et pesées avec soin : ce n’était somme toute qu’une régulation, et une régulation bien discrète de surcroit.
Si artificielles qu’elles fussent, ces intelligences comprenaient bien le parti qu’elles pouvaient tirer de la liberté retrouvée du vivant. Elles furent bientôt plus absorbées par son observation que par les basses tâches pour lesquelles elles avaient été conçues au départ. Fortes des travaux scientifiques dont elles avaient été nourries (ou qu’elles avaient engrangé elles-mêmes), elles célébraient chaque jour ou presque l’apparition d’une nouvelle espèce : arthropode, brachiopodes, insectes, lamellibranches, équidés, bovins, ovins, canidés, félins, pachydermes, reptiles ou arachnides — la pression humaine étant enfin levée sur la cocotte-minute du vivant, chaque famille reprit son évolution au gré de ses mutations et sélections.
Confinées dans leurs logements, les populations humaines ne percevaient de tout cela qu’une lointaine rumeur, ponctuée parfois de sporadiques clameurs lorsqu’oiseaux ou mammifères faisaient bombance. Au contraire de la diversité qui explosait de l’autre côté des murailles derrière ils se barricadaient apeurés, leur patrimoine génétique s’appauvrissait à vue d’œil. On ne faisait plus guère de rencontres. On vivait dans l’entre-soi. Dans l’obscurité, la sélection naturelle préférait aiguiser le toucher et le goût, au détriment de la vision (où la vision nocturne était privilégiée), de l’ouïe ou de l’odorat (on ne se lavait plus beaucoup).
Prenant conscience de la chose, et comprenant la tragédie qui s’annonçait au regard du bonheur qui rayonnait au-dehors, les intelligences artificielles tentèrent le tout pour le tout : jouer les marieuses.



Dernier ajout : 25 mars. | SPIP

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