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Dimanche 14 juin

14 juin 2020

Grain de sable

Les mécaniques ont quelque chose de fascinant. Les mouvement d’horlogerie, par exemple : ils semblent au laïc d’une complexité sans nom — qui s’éclaircit aussitôt qu’on s’attache à les déconstruire pour en comprendre chaque élément. Et l’on découvre alors que leur principe est plus ou moins inchangé depuis des lustres. Ils sont certes de plus en plus délicats, souvent de plus en plus petits, mais aussi épurés que possible. Rien de trop, rien qui manque, bien entendu. Et ce n’est évidemment pas un hasard si la « machine » qui avale Charlot évoque temps cette mécanique qui compte le « temps », moderne ou non.
On perd un peu de cet émerveillement quasi magique face au génie humain avec les nouvelles technologies. L’absence de mouvement apparent, peut-être. Même si on sait bien que le mouvement demeure, à l’échelle atomique. Il y a néanmoins cet hypnose de la miniaturisation, et tous ces éléments, encore, qui sont là pour remplir leur rôle. Pour les connaisseurs, l’émerveillement demeure également dans l’élégance qu’ils peuvent percevoir dans le code, qui figure comme une poésie de l’algorithmique : c’est un sentiment auquel j’ai pu goûter face aux savantes chorégraphies des démonstrations mathématiques, et ce plaisir de savoir s’y mouvoir, ou dans les théories de la physique grâce auxquelles soudain tout s’éclaire — même si c’est encore une fois d’une complexité sans nom.
Cette magie des mécaniques se retrouve dans bien des domaines — sinon dans tous, d’une certaine manière. Une société peut ainsi faire figure de mécanique plus ou moins bien huilée. La différence avec la mécanique d’une montre ou avec le fonctionnement d’un ordinateur, ce sont les multiples grains de sable que la société elle-même tente de prendre en compte dans sa mécanique.
Cette notion de grain sable, qui blesse quelque peu l’esprit esthète, est aujourd’hui, et depuis peut-être un siècle essentielle dans tous les champs de la pensée. Dans l’art, rares sont aujourd’hui les chorégraphes à organiser de parfaits mouvements d’ensemble : il y aura toujours une exception, une impureté. Les exemples sont trop nombreux pour être tous cités ici. Dans La Valse, Ravel présente les éléments de la mécanique, puis la fait tourner et tourner encore, jusqu’à la rendre complètement folle. Dans La Vie Mode d’Emploi, Pérec introduit des exceptions à ses contraintes formelles (on parle même d’un e dans La disparition !). Même chose avec les kaléidoscopes rythmiques de Ligeti, ou les déphasages de Reich : l’impureté, le bancal, le boitement. L’outre-noir de Soulage, le bleu de Klein. Des grains de sable à foison, assez pour en faire une plage.
Je trouve du reste fascinant que, de plus en plus, les ingénieurs passent autant (voire plus) de temps à anticiper les grains de sable qui se glisseront dans leurs systèmes (et à y apporter d’hypothétiques solutions) qu’à imaginer leurs systèmes. Les systèmes eux-mêmes sont capables de s’auto-diagnostiquer et se réparer.
Quand le grain de sable fait partie de la magie de la mécanique.



Dernier ajout : 28 mars. | SPIP

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