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30 octobre 2006 — 19 h 26

mardi 2 septembre 2008, par Jérémie Szpirglas

Intrusion du monde extérieur, accompagné de ma propre intériorité, dans ce bar de l’objet, irruption de l’intimité dans l’exercice quand une demoiselle entre dans le bar et s’assied à côté de moi, rejoignant ses amis. Elle me dit quelque chose. Elle est toute jeune et sa fraîcheur la rend adorable, mignonne. Elle doit avoir dans les 18 ans, à peine.

En fait, c’est ma voisine. Elle habite dans mon immeuble, au premier ou au second, je ne sais jamais. C’est étrange. Ça ne ressemble pas tout à fait aux rencontres malaisées que l’on fait lorsqu’on croise des personnes hors du contexte de la relation. Ici, en effet, il n’y a pas de réelle relation préexistante. Nous nous croisons de temps en temps dans la cage d’escalier, échangeons quelques mots à peine, un seul mot, même : bonjour ou bonsoir et ça y est.

Un petit merci de temps à autres, lorsque l’un tient la porte à l’autre, ou que, pressé de rejoindre mon sixième, je la double et monte quatre à quatre les escaliers. Le strict minimum requis de politesse dans notre société individualiste et compartimentée, entre deux personnes qui sont amenées à se croiser par intermittence.

Résultat, je ne connais ni son prénom, ni rien sur elle, à part une vague idée de son apparence physique et, bien sûr… son adresse. Je ne sais comment engager la conversation. Dois-je même essayer ? Je ne suis même pas sûr que ce soit bien elle. Même pas sûr d’en avoir envie. La familiarité de ses traits trouve peut-être son origine dans le fait qu’elle est, elle aussi, fréquemment présente dans ces tableaux de bar enfumés. Elle a tant grandi depuis le temps où, adolescente évanescente, Lolita déclinante, je la croisai pour la première fois dans les escaliers, alors que je venais d’emménager. Elle sortait tout juste de l’enfance, entrait dans l’âge de fleurs, alors peut-être me trompe-je… Mais je ne pense pas.

Elle est avec des amis à elle, que je n’aurais pas imaginés aussi stéréotypés (et pourtant, j’aurais du m’y attendre, rien qu’à la voir, mais son omniprésence dans l’immeuble la rapprochait inconsciemment d’un modèle plus sympathique à mes yeux). Elle est encore plus jeune dans ce contexte que quand je la croise dans les escaliers où, muré dans un mutisme boudeur, elle paraît plus assurée et veut dégager plus de féminité qu’elle n’en a encore. Sa conversation dénote une immaturité et une inconséquence folles. Et ses amis (surtout les garçons) sont de vrais de cons bourgeois du sixième. Ses amies, en revanche, sont au moins aussi mignonnes qu’elle… même si elles n’ont pas l’air beaucoup plus adultes.

Dehors il fait froid. Depuis plus d’une semaine déjà, l’hiver montre son nez. Bien sûr, le travail m’accaparant, je n’y ai pas prêté plus d’attention, mais là, alors que l’angoisse quant à mon avenir professionnel monte.

De nouveau bourré de complexes, de doutes. Manque de confiance en soi. Solitude paradoxale. Qui pousse à reculer les bornes du sommeil, à passer une à une les limites de la fatigue pour ne pas se trouver insomniaque.

Vide d’un groupe, deux groupes qui partent. Le rouge prend ses droits, la musique se distingue. Entrée remarquée du sax. Des vieilles ignobles et refaites dans tous les sens, dans le coin au fond à droite : horrible. Décrire leur laideur ? Très bien, allons-y, tenez-vous bien, j’espère que vous avez le ventre bien accroché.

Lèvres énormes et plates (sans doute le plein de silicone date-t-il de quelques semaines, avant que le froid n’arrive) qui barrent la moitié du visage ; coiffure qui tombe à plat, cheveux secs et cassants qui ressemblent à ce nylon qu’on utilise pour les lignes de pêche. Peau ratatinée à 45 ans. Vulgarité des yeux, maquillages noirs étalés à la brosse à chiotte. Moue constamment dégoûtée, comme pétrifiée dans cet état. En voyant cela, je ne suis pas sûr qu’il faille de tout pour faire un immonde.

Globules blancs tamisés au plafond. Néons rouges autour du bar, qui gomment les imperfections de la peau et les traces de fatigue sur les visages de jeunes filles et jeunes femmes… et exacerbent la laideur des autres. Dommage.

Petit nez en trompette à ma droite. Petit, mignon. Bouche luisante et bien dessinée. Petits yeux passifs, ennuyés, limite indifférents. Accoudée à la table. Son menton dans sa paume. Cheveux sombres et lisses. Change de main. Yeux clairs, malgré la pénombre, longs cils surlignés discrètement. Cette fille est adorable. Le sourire n’est pas loin. Je l’espère tout proche. Son copain n’en finit pas de téléphoner. Gueule de jeune cadre dynamique à la mode (pas de costard, veste en cuir, cheveux ultracourts) : sans doute en vacances.

Doit être sympa — on s’en fout.

Elle a un air enfantin quand elle baille. Petite fille, va. Tout dans son apparence accentue cette impression. Tout sauf ses attitudes, sa posture, qui dévoile la femme déterminée et solide qu’elle est sans doute déjà.

Combien de couches encore sous ces deux-là ? Entre petite fille, femme forte, adolescente pardessus, qui anime les jeux car elle sait qu’ils aident à la maturité, mais qui lui permettent aussi de laisser s’exprimer l’enfant au fond d’elle. J’aime pouvoir voir tout ça chez une femme.

J’aimerais penser que c’est une peste, une chieuse, trop exigeante sur des broutilles, incapable de faire le moindre compromis… Malgré mes premières impressions, saisies lorsqu’il téléphonait, j’ai l’impression que, au contraire, elle le mène à la baguette, son mec.

Même si elle s’efforce de prendre un visage angélique et doux quand il essaie de prendre sa photo (clairement des touristes !).

Pas un sourire depuis son arrivée toutefois.

Les petits jeux photosensibles initiés par son compagnon ne la dérident pas. A-t-elle eu une journée de merde ? Ou est-ce un masque de froideur qu’elle met ingénument et naturellement lorsqu’elle sort ? Si c’est le cas, elle devient tout à fait mon type de femme.

Une jeune, mais grande et un peu dégingandée, blonde vient de s’installer en me couvant des yeux. Plus de sourires plus de dents. La brune a un léger sourire, très léger, qui s’élargit enfin. Elle me fait craquer, avec son nez en trompette.

Enfin un baiser à ma droite. Ça a l’air très doux, très romantique, avec un peu d’érotisme sans trop (assez pour s’immerger dans le plaisir, sans s’exciter exagérément), très agréable. On dirait le tout début de très longs préliminaires. Ça a l’air trop bien.

Il a l’air gentil, ce brave garçon, pas forcément très futé ou très adroit, mais très gentil. Il est prévenant et sourit d’un air gêné de ses propres inconséquences. Alors que c’est elle qui vient de renverser son verre de Sancerre, c’est lui qui agit comme le responsable : pas par machisme, par gentillesse.

Deux types font du lèche vitrine, un verre à la main, en discutant erratiquement.