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Histoire de Stuart — I
lundi 22 décembre 2008, par
NEW YORK CITY
Je rentrais de l’hôpital. Une semaine auparavant, mon médecin m’avait regardé avec des yeux vides et tristes, avait pris une pause trop compassée pour être solennelle puis avait lâché la sentence la plus terrifiante de toutes :
« C’est inquiétant. Je voudrais vous faire faire quelques analyses sup-plémentaires, dont une IRM du cerveau. Tout ça m’inquiète vraiment. »
J’étais sujet à des étourdissements. J’avais des flashs devant les yeux et, souvent, mes oreilles bourdonnaient. Puis mon cœur s’emballait : je ne sais si c’était par peur du mal ou à cause du mal lui-même mais j’étais forcé de m’asseoir et j’étais pris d’une soif énorme. En outre, et pour ne rien arranger, j’avais des acouphènes et je sentais mon ouïe baisser. Mon psy était convaincu que c’était psychosomatique, mais il a tendance à toujours voir midi à sa porte. Et ça ne m’avait pas empêché d’aller de-mander l’avis d’un neurologue qu’on m’avait recommandé. Je sais, je suis hypocondriaque. Mais même les hypocondriaques peuvent être à l’agonie.
À l’hôpital, on m’avait pris du sang, de l’urine, on m’avait aussi extrait quelques gouttes de lymphe, directement du bas de ma colonne verté-brale à l’aide d’une gigantesque seringue : c’était très douloureux, je ne le recommande à personne. Puis on m’avait mis dans la machine infernale. Déjà pris d’appréhension à la seule idée du résultat, j’avais fait une petite crise de claustrophobie de derrière les fagots et m’étais assommé sur les contours de plastique de la machine.
Ce ne fut pas une excellente idée. La crise se fit peur panique et je partis d’un — court — combat perdu d’avance avec la machine. Résultat, on me fit passer au scanner, par peur d’un traumatisme crânien. Puis on m’avait renvoyé chez moi, m’annonçant les résultats de cette singulière batterie d’analyses pour le début de la semaine suivante.
Je rentrais chez moi, épuisé de toutes ces émotions. J’avais emménagé depuis peu dans un de ces gigantesques lofts réhabilités au cours des an-nées 90 dans SOHO, que toute une intelligentsia criarde, vivant dans une perpétuelle angoisse d’être à la mode, s’arrachait depuis quelques temps. J’avais acheté cet endroit il y avait bien trente ans pour tourner un film, ça m’avait moins coûté que le traiteur que j’avais engagé pendant la semaine du tournage. Les décorateurs avaient fait un boulot formida-ble, et le lieu était resté en l’état depuis.
L’appartement était silencieux. Je n’entendais pas même ce petit bourdonnement qui se fait lorsque le silence est complet. Je n’entendais rien. J’en tirais un diagnostique évident : le mal avait tant progressé que mes oreilles étaient touchées et je devenais irréversiblement sourd. À 60 ans, ça peut sembler commun, mais je n’en revenais pas. Je le refusais même. Je savais pertinemment que c’était le début de la fin, qu’il n’y avait rien à faire qu’à attendre. Attendre le reste de la décrépitude, sans plus de gratification. Je n’étais pas de ces artistes (je ne pensais pas l’être, tout du moins), qui parviennent à dépasser leur talent en même temps que leur handicap. L’intégrité de mon corps et de mon esprit m’apparaissait essentielle dans mon acte créatif.
Les murs blancs, le carrelage blanc, clairsemé de parquet par endroit, les froids escaliers qui menaient à ma chambre, ma salle d’eau, mon bureau et ma salle de montage, l’ameublement minimaliste conforme aux dogmes du design conçus par et pour les plus purs snobs de New York City, tout chez moi me sembla d’emblée impersonnel et me précipita à nouveau dans un univers aseptisé d’hôpital.
Au bout de cinq minutes, je n’y tins plus. Il fallait me débarrasser de cette angoisse. Moi qui avais songé à la mort tous les jours depuis que j’avais découvert les filles, je ne supportais pas de la savoir si proche, si palpable, rampante, gravissant marche après marche les escaliers pour venir gratter à ma porte.
Je me levai brusquement, courai vers la sortie et dévalai les marches, laissant la lumière et la porte ouverte, dans le secret et absurde espoir de leurrer le néant qui m’y guettait.
Dans la rue, je continuais à courir comme un dératé, au hasard, je ne sais combien de temps. Peut-être allais-je vers le nord, mais qu’en sais-je, aucune des bâtisses, aucun des immeubles ne m’était plus familier. Je courais bas, le buste penché, me rapetissant comme pour me fondre à l’asphalte, tout en rasant les murs. Je voulais me fondre à la gigantesque cité, dont le développement vertical m’avait toujours évoqué un cancer, comme celui qui, j’en étais désormais certain, était en train de me gri-gnoter le cerveau, neurone après neurone. M’y fondre pour échapper à cette ombre qui me poursuivait. Cette ombre de moi-même, cette om-bre de mon futur disparu, bientôt évaporée, qui ne hantera plus que trois cinéphiles ringards se masturbant sur mes bobines.
Je ne m’essoufflais pas et tout soudain me retrouvais près du Park ( ?).