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Samedi 4 avril

Mesquinerie 1 – Solidarité 0

samedi 4 avril 2020, par Jérémie Szpirglas

Depuis hier, nous sommes entrés dans la zone dangereuse de la maladie. Le triangle des Bermudes. Le moment où la probabilité pour que tout bascule pour le pire est à son plus haut. Alors je surveille. J’ai la chance que, pour l’instant du moins, les symptômes soient pour moi moins forts que pour elle : à moi donc de m’occuper des enfants, de l’organisation de la journée, et de toutes les tâches ménagères — celles qui m’incombent habituellement et celles qui relèvent généralement des compétences de ma compagne. Étant quand même moi aussi assez fatigué, je ne fais pas le fier, et je me résous à ne faire que parer au plus pressé, au plus urgent. Pas de haute cuisine ici ces jours-ci. Assez peu de devoirs. J’en viens même à mettre mes garçons devant la télé — des épisodes de cette série que mes maîtresses de primaire m’ont montré et dont j’ai de grands souvenir : il était une fois… Je me dis que, à défaut de véritables leçons, et même si les connaissances scientifiques ont depuis évolué, ce genre de vulgarisation est un moindre mal. Je culpabilise toujours, mais à bas bruit. Exactement comme mes symptômes : à bas bruit, toutes ces inquiétudes et arrière-pensées se manifestent principalement la nuit.
J’essaie de surtout éviter de penser global, long ou même moyen terme. Au jour le jour. Chaque jour après l’autre. Chaque heure après l’autre. J’en oublierais presque la malveillance de notre gardienne, qui s’est pourtant à nouveau fait remarquer en adressant des propos absolument inacceptables à mon aîné, alors que j’étais occupé avec le cadet pour aller ranger les trottinettes en rentrant de promenade. Comment est-il possible que, dans les circonstances actuelles, elle puisse encore faire preuve d’une telle mesquinerie ?
Et, à la minute même où j’écris ces mots, je me rends compte de leur absurdité : il est évident que c’est dans ce genre de circonstances que la mesquinerie et la méchanceté ressortent dans leur plus pure expression. La solidarité est l’apanage des autres. Ou du moins : on est solidaire avec ceux qu’on ne voit pas, ceux qui ne sont qu’un concept, une abstraction. Avec les soignants. J’ignore si notre gardienne applaudit tous les soirs à 20h les soignants. Ce dont je suis certain, c’est qu’elle ne se rend pas compte que ma compagne fait partie des soignants et qu’elle est tombée malade à cause de ça.
Desproges écrivait : « Les deux tiers des enfants du monde meurent de faim, alors même que le troisième tiers crève d’un excès de cholestérol. C’est scientifiquement que nous sauverons ces enfants, il le faut, car c’est un devoir sacré, il faut que ces enfants vivent ! Il nous faut leur ouvrir nos bras et nos cœurs, il nous faut les accueillir maintenant, vite, et n’importe où — mais pas chez moi, y a pas la place à cause du piano. »
C’est la même chose avec la manière dont la plupart des gens imaginent être solidaires vis-à-vis des soignants : « y a pas la place à cause du piano ».
Alors voilà : notre gardienne s’en prend à notre fils, derrière notre dos. Parce qu’elle ne nous aime pas (on ne saura jamais vraiment pourquoi, mais nous en sommes arrivés à porter plainte contre elle tant son comportement envers nous tient du harcèlement — j’imagine que, avec tout ça, notre plainte sera classée sans suite). Quand on est confiné dans son appartement et que, à chaque sortie, on doit passer devant sa loge, derrière les rideaux de laquelle elle épie toutes les allées et venues de tous les occupants de l’immeuble, j’avoue que cela ne fait qu’ajouter à la tension ambiante.
Mais revenons à nos agneaux : le triangle des Bermudes. Surveiller une aggravation des symptômes, notamment respiratoires. Essoufflement, gêne, fatigue. Surveiller.
Tout va bien se passer.