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Une légitimité problématique

12 septembre 2020

Ou la problématique de la légitimité

Vendredi 11 septembre, 15h

Voilà un peu plus d’un an, dans le sillage de la sortie de mon livre Pater Dolorosa [1], une journaliste d’un célèbre magazine féminin (que je ne citerais pas, car là n’est pas la question) a refusé d’écrire dessus au prétexte que, en tant qu’homme, je n’avais aucune légitimité à parler de l’interruption médicale de grossesse.
J’ignore si c’était pour elle la vraie raison de son refus, ou un prétexte sorti du chapeau. Et je passe sur la stupidité de cette réflexion — surtout s’agissant de mon roman, qu’elle n’avait manifestement pas lu : si elle l’avait fait, elle n’aurait pu que constater que l’une de mes nombreuses motivations pour l’écrire était justement de donner le point de vue d’un père, sans jamais, au grand jamais confisquer, aux mères une parole essentielle. Ayant fait moi-même, avec ma compagne, l’expérience de cette épreuve, je me suis rendu compte du silence des hommes à son sujet, un silence que j’ai trouvé bien anormal : en refusant aux pères la liberté de parler du deuil périnatal (comme, au reste, on l’a trop longtemps refusé aux mères), on nie leur douleur et on les empêche d’aller de l’avant. C’est malin… Mais passons.
Si j’avais pu, j’aurais sans doute rétorqué à cette journaliste que j’avais toute légitimité, puisque, justement, je savais de quoi je parlais. Mais là n’est pas non plus la question ! Quand bien même n’aurais-je pas vécu ce que j’ai vécu, cela m’aurait (possiblement) donné un recul bienvenu sur le sujet, pour en donner une vision peut-être plus nuancée — qu’en sais-je ?
Pourquoi devrait-on être directement et personnellement concerné par un sujet pour écrire dessus — à partir du moment, évidemment, où on le fait sérieusement et avec rigueur, cela va sans dire ? À ce compte-là, à quel degré dois-je être concerné par un phénomène pour avoir le droit d’écrire dessus ? Dois-je avoir vécu une éruption volcanique pour écrire sur Pompéi ? Dois-je avoir couché avec ma mère pour parler d’Œdipe ? Doit-on être chien-loup pour écrire L’appel de la forêt ?
Ou, tout simplement au contraire, ma conscience d’être humain me suffit-elle pour être sensible à tout ce qui peut toucher le genre humain — et même au-delà, vers les limites de mon imagination ?
Listons mes caractéristiques principales : je suis un homme blanc de quarante ans. Je pratique le métier d’écrivain — disons de plumitif. Comme on le comprend immédiatement en voyant mon nom (et comme on me l’a fait comprendre bien avant que je comprenne moi-même ce que cela signifie), je suis d’origine juive, mais j’adore le saucisson, j’ai à mon actif à peinte trois Seder et demis, et j’aurais bien du mal à dire à quoi consiste concrètement le Shabbat. Sachant tout cela, à propos de quoi ai-je le droit d’écrire ?
J’imagine que j’ai le droit d’évoquer, de loin au moins, la Shoah. Mais ai-je le droit d’écrire sur l’esclavage ? Sur les conquistadors ? Sur la conquête de l’espace ? Sur les trous noirs et les paradoxes temporels ? Sur Einstein ou Mozart ? Ai-je le droit de donner pour protagoniste principal d’un de mes romans un jazzman métisse ? Ai-je le droit de décrire la détresse d’un orphelin ?
Ah ! Combien de chefs-d’œuvre nous auraient été épargnés si les artistes n’étaient jamais sortis de leurs petits prés carrés respectifs ?
Comme je l’ai déjà dit ici ou là, l’art et les artistes sont légitimes à s’emparer de tous les sujets. Tous. Sans exception.
Exactement comme on peut, avec Desproges, rire de tout — mais pas avec tout le monde. Que ceux qui pensent que je ne suis pas légitime pour décrire l’expérience d’un père souffrant d’une IMG passent donc leur chemin. Et si je veux parler d’un sujet tout à fait fantaisiste, comme un pont inachevé, rien ne m’en empêchera.
La légitimité n’a selon moi aucun sens dans le domaine de l’art. En revanche, cela ne dit rien de la qualité ou de la pertinence de ce qui en sort. Mais c’est là un tout autre sujet.
Qui n’a rien à voir avec une prétendue légitimité : Steve McQueen, qui réalise Twelve Years a Slave, est bien noir, mais de nationalité britannique : n’est-il qu’à moitié légitime ? Bien sûr, André Brink était un homme engagé contre l’Apartheid, mais il était blanc, il n’empêche qu’il a écrit parmi les plus belles pages sur son pays et ses combattants pour l’égalité : lui en accorderait-on le droit aujourd’hui ? Alain Resnais a réalisé Nuit et Brouillard sans avoir été déporté (signalons toutefois au passage qu’il a dans un premier temps décliné la proposition de faire le film, et n’a accepté qu’après avoir convaincu Jean Cayrol, ancien déporté, de l’y aider : preuve, peut-être, que la légitimité peut se gagner à force de rigueur et d’intégrité). Quant à Boris Vian, il n’a jamais mis les pieds à Pékin, ce qui ne l’a pas empêché d’en écrire l’automne (même si le livre n’a rien à voir).
Les exemples sont bien trop nombreux, évidemment, pour être tous cités ici. Les contre-exemples d’artistes soi-disant légitimes se plantant sur toute la ligne sont encore plus nombreux (même s’ils sont évidemment beaucoup plus oubliables) : combien de mauvais jazzmen noirs ? Combien de mauvais rappeurs pourtant d’origine contrôlée des banlieues ? Quant aux chefs-d’œuvre produits par des salauds, voire des chefs-d’œuvre qui véhiculent eux-mêmes une idéologie débectante, il en existe aussi. Hélas (ou pas — qu’en sais-je ?).
Et ne commençons pas à parler d’appropriation : toute l’histoire de l’art est faite d’appropriation. Sans appropriation (qui n’est qu’un synonyme, péjoratif dans certaines bouches, d’inspiration), l’art n’existe tout simplement pas. C’est bien souvent dans les facultés d’un artiste à faire sien un art autre que l’on reconnaît le génie : c’est Bach et l’Europe musical, c’est la Renaissance italienne revisitant l’art antique, c’est le jazz tout entier, c’est la vague d’Hokusai déferlant sur l’occident, c’est l’art noir africain qui enthousiasme Picasso…
La joie est dans l’ouverture, la découverte de l’autre. Cessons de forcer les artistes à se recroqueviller. Ils en mourront.

[1Le Passeur éditeur, 2019



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