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IV

Interview(s) (deuxième version)

dimanche 21 juin 2009, par Jérémie Szpirglas

Il est là, face à toi, et tu as presque oublié qui il est. Tu as oublié pourquoi il est là et même ce que tu lui racontes. Tu parles, et tu es ailleurs. Voilà à quel point tu as l’habitude de ces choses-là. Mécanique. Bien huilée. Tu n’as plus même besoin d’y songer pour les raconter, de les rappeler, de les convoquer — le cliché est là, à disposition, comme s’il était posé sur le buffet, tout près, sous ta main, avec dessus le fantôme magnifique et sublimé, et le sourire qui va avec, prêt à apparaître au premier claquement de doigts.

Il est là, face à toi. La question suivante est déjà sur ses lèvres — comme s’il connaissait déjà la réponse à celle qu’il vient de poser, comme si ce que tu lui débitais ne lui apprenait rien — et en effet, comment pourrais-tu lui apporter du neuf du frais de l’inédit sur cette question qu’on t’a déjà posée suffisamment de fois pour en avoir perdu le compte. Face à certains, tu espères parfois un mot, juste un mot, qui seul te replongerait dans un passé ressuscitant, dans un passé oublié — association d’idées, un élément de rêve qui serait comme le fil d’Ariane d’une expérience lointaine sur lequel il te suffirait de tirer enfin afin relâcher cette culpabilité de la mécanique, cette lassitude du trop-vide de trop-plein. Mot Arlésienne. Ne vient pas.

Sans écouter les questions de trop, tu convoques chacune à son tour les histoires qu’on a mille fois racontées, à tous journalistes et écrivains qui les demandent exigent, — la rencontre (ah ce premier contact, cette première blague rentre-dedans qui donne d’emblée le ton, qui décrit en quelques mots la quintessence de l’homme et de sa générosité), la séduction (oh, quelques anecdotes seulement, le gentleman, le charmeur, l’attendrisseur de ces dames, l’habitué aussi, qui ne s’en laissait pas), les moments forts de création de l’artiste, les derniers jours (ce serrement de cœur, ce petit étranglement dans la voix, que tu n’as plus à penser, qui est disponible avec les mots, comme un enregistrement fidèle, tradition orale qui ne se passera jamais de toi, nouvel aède d’une légende déjà toujours renaissante), les dernières heures (cette larme qu’on a toujours, dont on n’arrivera jamais à se débarrasser, ce sanglot dans la voix « le lendemain, c’était fini », qui fait désormais partie du rituel, presque mécanique, comme le transcendant de l’élévation).

Le quotidien aussi, embelli par le temps, la répétition.

Débitées comme des leçons apprises par cœur.

Il est là, face à toi, son petit enregistreur en main, avec un petit carnet éventuel qui ne lui sert de rien. Il est heureux — tu le lis dans ses yeux brillants, dans son sourire qui cherche l’intelligence pour ne trouver qu’une gentille niaiserie — aux anges. Il est en ta présence, il t’écoute, pas un mot ne lui échappe — même s’il les connaît tous déjà — il est comme les enfants, tes enfants, petits anges fatigués demandant exigeant une nouvelle fois le même conte qu’ils ont déjà entendu tous les soirs depuis qu’ils se souviennent, ils la veulent, ils veulent ta voix, ils écoutent ta voix, ils se fondent dans ta voix, elle est pour eux promesse et apaisement, rituel et intemporel. Il est heureux, bouge à peine, ou seulement, gêné, lisse son pantalon, écrit quelques mots inutiles sur son carnet — tu ne t’en soucies pas.

Ce sourire, ce masque, qui va avec l’histoire, t’est devenu seconde nature (tu ne sais plus que tu le mets, tu le mets à ton insu, quand les circonstances l’exigent), un masque de politesse, pas si différent de celui que tu affiches pendant un diner dans la haute — ces dîners qui sont aussi aujourd’hui ton labeur quotidien. Ce n’est ni un effort, ni une pose, tu l’as peaufiné sans le vouloir, une machine discrète et puissant, en amont par devers dans le secret, t’a aidé à l’affiner peu à peu, à l’ajuster sur le masque des autres — interchangeable. Tu n’es pas apprêtée, non. Tu te refuses à l’être. Tu aimerais ne pas l’être. Mais comment ne pas ?

Au début, les premières fois, le choix des mots t’a fait trébucher — c’était quelques jours seulement après la fin, l’émotion, la douleur lancinante, cruauté de ceux-là qui voulaient lui rendre un dernier hommage —. Le discours était mouvant, hésitant — le premier choc passé, ce fut le raz-de-marée des anecdotes, en vrac, non triées, souvenirs images de tendresse, de colère, de travers, tsunami d’impression remontant irrépressible du fond de toi, forçait la gorge et tes larmes, où que se posent tes yeux — ça n’avait rien d’organisé, rien de structuré, la langue venait en torrent, en logorrhée sans queue ni tête, enchaînement arbitraire — puis, en quelques mois, le flot s’était assagi, l’agencement des phrases glissait encore mais commençait à prendre cet aspect polis et vernis qui allait devenir le sien — jusqu’à se figer dans une anecdote efficace, dépourvue d’aspérités, avec pauses ménagées pour sourires et ricanements de l’autre en face.

Il est là, face à toi. Il s’en remet à toi. Il a toute confiance, il attend ton témoignage — ce témoignage sans âge — témoignage tout juste vécu en même temps que digéré, distancé, distancié, accommodé d’analyse et de pensée — témoignage que tu ne sais lui donner qu’incomplet et froid — c’était il y a si longtemps, fossile d’émotion, images lissées et remodelées.

Tu l’as reçu chez toi. Dans l’un des deux salons, le plus petit, le plus encombré de bibelots. Pour l’occasion — au cas où il aurait décidé d’aller au-delà de l’interview pour faire un de ces reportages intimes dont la presse est si friande ces jours-ci. Ça fait partie du boulot, de la routine bien huilée. Sa vie est là qui l’entoure.