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Inachever le jour
Arnaud Maïsetti
vendredi 6 août 2010, par
Dix jours loin, sans ville, sans horaire — sans connexion et sans même téléphone : ici, je dois être au beau milieu de cette zone non couverte par les réseaux (moins de trois pour cent du territoire) — il y a un endroit où je peux recevoir internet, signal faible. Je ne l’aurai utilisé que deux fois : la première, deux jours après mon arrivée, pour recevoir un mail attendu. La seconde, demain sans doute, pour envoyer ce texte.
Le jour, on entend le ciel coulisser contre lui-même, et tous les soirs il pleut.
J’ai avec moi quelques livres : en premier, Le Métier de vivre, le journal de Pavese, tenu jusqu’à la veille ou presque de son suicide — sur toute une vie, la tentation indigne de l’écriture, la tentation plus indigne encore d’y renoncer : Dieu, l’équilibre d’un vers, et l’amour irraisonné tout ensemble au long de cinq cent pages ouvertes sur la fin (impossible de ne pas lire la première et toutes les autres sans le regard de la dernière : sans lire en regard la dernière page qui n’est pas écrite, celle qui est interrompue par le coup de sang d’août 195_). Ce soir, quand j’ouvre le livre au hasard, cette phrase : « La mort est le repos, mais la pensée de la mort trouble le repos ».
J’ai aussi le second volume de la Révolution Française de Michelet. J’avais lu l’été dernier le premier après la lecture des Onze de Michon. J’avais laissé inachevée la lecture de la fin — je reprends cette année ; depuis l’an passé, je rêve d’un livre, à la suite et à l’inverse de Michon, tout traversé par la possibilité de l’histoire dans l’instant même de sa profération : non pas sa cristallisation fictive, mais sa formulation précise sur un seul moment qui traduirait toute l’histoire. Je pense à cela depuis quelque temps déjà, et avec Michon, je sais maintenant que c’est dans la Révolution Française que je pourrais trouver. Je cherche encore l’endroit par où entrer.
J’ai enfin un livre regroupant plusieurs pièces de théâtre de Hugo — je lis au hasard, sans me soucier du drame, mais dans le vers lui-même, trouver l’action, la situation, les renversements où se prononcent les mots et leurs termes.
Tout cela que je laisse inachevé chaque jour — périodes vacantes, sans écriture (j’ai du mal à reprendre le geste d’écrire, quand je tape ce texte : le poignet obéit mal à la pensée), sans rien d’autre que le temps de lire, d’être pour un peu en dehors.
Inachever chaque jour, en somme : le laisser non pas en plan, mais ouvert à sa fin toujours recommencée.
Ai visité des ruines aujourd’hui : jamais comme là je n’avais ressenti leur nécessité — qu’elles aient été bâti pour cela : que la ruine ait été non pas la conséquence mais la cause de la construction. Non pas seulement sa finalité, mais sa raison première.
Ce mois d’août, le jour reproduit à l’identique chaque jour comme une ruine que je construirai patiemment de mes mains.
Pour la première fois aujourd’hui, je m’ouvre aux Vases communicants. Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion d’un échange amical : écrire chez un autre, non pas pour lui, mais dans l’espace qu’il s’est ménagé pour son écriture — exercice délicat d’appropriation temporaire, et d’exploration de son propre rapport au média et à l’autre. Autre manière, aussi d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Et de découvrir, pour cette première, le verbe exigeant d’Arnaud Maïsetti, et sa langue qui explore la ville — ses frontières et ses rêves — au cœur de laquelle il fait sa place. Découverte à laquelle s’ajoute cette pointe d’amusement, de le voir ainsi travailler certains aspects de mon écriture, conscients ou inconscients. Grand merci à lui, et à vous de vous prêter au jeu et à suivre...