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11 novembre 1983…
inachevé… (Franck Queyraud)
jeudi 6 janvier 2011, par
Je lisais déjà. Un peu, beaucoup, en désordre. De tout. Des romans, des essais, de la science-fiction ou de la bande-dessinée. Me souviens de mon grand-père maternel, cheminot, militant communiste et syndicaliste qui m’emmenait acheter Pif Gadget. Il me semble bien que c’était le jeudi à l’époque. Oui, c’était le jeudi. C’était au temps de l’enfance. Je lisais déjà. Un jour, ce fut jour d’hapax. Je ne connaissais pas ce mot évidemment, ce qu’il signifiait, ce qu’il symbolisait. Ne m’attendais pas aux conséquences qu’il cachait en lui. Forcément, on ne le sait qu’après, bien après, souvent en ayant oublié ce jour quand… un acte, une rencontre ou une découverte vous le remémore. Le jour de la bifurcation. Tu seras ci. Tu seras cela. Tu croiras ci. Tu croiras çà…Ben, non ! Je lisais déjà. Un livre. Les livres, c’est pour entretenir le doute. Pour ne pas tomber dans la facilité. Pour ne pas mourir… tout de suite… pour ralentir la chute… Icare, toujours. Je lisais déjà. Le livre. Un petit rectangle de 13 x 6 cm est le grain de sable qui a fait dévier ma chaussure de marche. Foulure existentielle. Ce jour ? C’était un 11 novembre. Le 11 novembre 1983. Jour de commémoration important dans la région où j’habitais alors. Né à Soissons, pas très loin du Chemin des Dames où s’allongeait la ferme de mon autre grand-père : la première explosée par l’obus allemand. Quand nous étions en primaire, le 11 novembre, nous allions à l’école, le matin. Nous nous rassemblions et partions pour le cimetière militaire qui se trouvait à proximité. Malicieusement, on nous donnait des bonbons. Raté. J’étais déjà intéressé et puis, je n’aimais pas les bonbons. Nous passions dans l’herbe verte sous la conduite de l’instituteur — patriarche — dans les allées aux croix blanches. Je lisais déjà. Les noms sur les tombes. Les noms des soldats morts au champ d’honneur. Mais le 11 novembre 1983, j’habitais à Reims. Je lisais toujours. Ce jour là, une chaine de télévision a diffusé une adaptation d’un livre de Blaise Cendrars : la main coupée. Je ne connaissais pas Blaise Cendrars. Je ne sais toujours pas pourquoi mais j’ai été littéralement happé par ce téléfilm. Patrick Préjean tenait le rôle principal, celui de Blaise Cendrars, engagé volontaire en 14 pour aller tuer le Boche comme je le lirais plus tard, défendre la liberté…bla bla bla… pas de cela chez Cendrars… j’y allais à la guerre pour tuer le boche, comme il disait. Je n’aimerais pas aujourd’hui revoir ce téléfilm. Il ne faut jamais revenir. Paradoxalement, je suis venu à la lecture intensive par la télévision, un écran. Fasciné par l’interprétation de Patrick Préjean, je découvrais un écrivain sans l’avoir au préalablement lu. Le lendemain matin, je me rendis dans une librairie de Reims, la librairie Michaud, qui n’existe plus aujourd’hui, remplacée par un marchand de sac à mains ou un coiffeur ou une banque ou...je ne sais pas. La librairie Michaud occupait un grand immeuble de style art déco, sur plusieurs étages. Je filais directement au rayon des livres de poche et trouvait dans la collection Folio cette main coupée. La ramassait. Henri Galeron avait illustré la couverture d’une main posée sur un sol vert, le bras coupé se terminant en une fleur aux pistils ébouriffés et aux pétales rouges vifs suintant d’une ou deux gouttes de sang. Le sang du combattant. Pas le sang du poète. J’apprenais par la suite qu’il était impossible à Cendrars d’écrire pendant la guerre. Le livre est toujours là, sur une étagère de ma bibliothèque dédiée au manchot contemplatif.
Il y avait du nouveau…
C’est la première phrase de la première histoire racontée par Blaise que j’ai lu : ce loustic de Blaise.
Il y avait du nouveau. Quelque chose était changé dans la conduite de la guerre.
J’ai refermé le livre. Un sentiment bizarre. Celui d’avoir trouvé ce que je cherchais. Chaque fois, recommencée, cette émotion.
Il y avait d’autres Cendrars que j’achetais ce jour : L’homme foudroyé, Le lotissement du ciel qui racontait l’histoire du gentil frère Joseph de Cupertino qui voletait dans les airs. Pratiquait la lévitation. Et Bourlinguer. Bourlinguer. Je me rappelle encore de la sonorité de ce mot que je lisais en silence. Bourlinguer. Bourlinguer. J’ouvrais le livre.
Je ne souffle mot. < silence >
Je regarde par la fenêtre Venise. < silence >
Je m’arrêtais. Tout de suite, je reconnus le ton qui m’avait séduit la veille en regardant l’adaptation télévisuelle. Je ne savais pas encore que ces livres allaient être mes catalyseurs littéraires. Bref, j’achetais les quatre volumes, écrits plus tard au temps d’une autre guerre, quand Cendrars s’était réfugié rue Clémenceau à Aix-en-Provence. Rue où je passe, chaque fois que je suis dans cette ville, accomplissant une sorte de pèlerinage, de rituel, moi, pourtant homme de peu de foi, complètement vacciné contre toute forme de rites ou de courbettes transcendantales. Mes économies y passèrent. Je revins quelques jours plus tard dans la librairie, ayant lu les quatre livres « aixois » pour en trouver d’autres. Je ressortais avec les poésies complètes en deux tomes de la collection Poésie de Gallimard, celles à la couverture couverte de petites images colorées représentant Cendrars coiffé de son mythique panama. Du monde entier au cœur du monde ! En janvier 84, effet du hasard qui arrive tout le temps, sortait le numéro 203 du magazine littéraire consacré à – devinez… avec le merveilleux portrait de Moretti. J’étais pris. Ma manie de faire des bibliographies, bien avant de penser devenir bibliothécaire, me conduisit à écumer les bouquinistes de Reims. Celui sous le passage vitré, près de la Place d’Erlon, avait ma préférence. A partir de Cendrars, l’an 1 après B.C., je sympathisais avec le vieux bouquiniste qui devait s’amuser de voir un jeune homme demandant des livres complètement atypiques ou peu lus. Lisant Cendrars, je découvris vite qu’il avait un maître : Remy de Gourmont. Personnage tout aussi fascinant que ce Blaise qui avait changé de nom pour devenir un autre. Je baignais dans ces histoires et continuais de faire mes demandes auprès du vieux bouquiniste. Je récupérais d’antiques Mercure de France, l’éditeur principal de Gourmont et repartais avec mes trésors, ravi. D’autres fois, je restais des heures dans la salle d’étude de la Bibliothèque Carnegie à Reims, seulement interrompu dans ma lecture par les bruits du parquet craquant sous les pas d’un nouveau lecteur s’installant. Moi, l’athée, je lisais d’une traite Le latin mystique de Gourmont qui était cité par Cendrars comme un de ses livres les plus importants. Je n’y comprenais pas grand-chose. Cette méthode de lire les écrivains cités, admirés, conseillés est toujours ma méthode : j’appelle cela lire en archipel, à l’image du navigateur parti découvrir une île puis une autre… Le hasard de la rencontre comme boussole. Gourmont, les symbolistes… et puis, Henri Miller… Et avec Miller, c’était reparti ailleurs, vers la littérature américaine… et une certaine vision jubilatoire du savoir… du rapport entre les êtres… je lisais ainsi… toujours faisant confiance au hasard et aux conseils des écrivains qui me servaient d’accélérateurs pour rattraper mon retard… « Moi, le mauvais poète qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout »…
Ecrit en l’an 28 après B.C.
Silence
Ma photographie de Cendrars, à AIX, prise par Doisneau
photographie rescapée des inondations de Draguignan le 15 juin 2010
Voilà, pour la cinquième fois en ce mois de janvier, je vase-communique. Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion d’un échange amical : écrire chez un autre, non pas pour lui, mais dans l’espace qu’il s’est ménagé pour son écriture — exercice délicat d’appropriation temporaire, et d’exploration de son propre rapport au média et à l’autre. Autre manière, aussi d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Ce mois-ci, j’accueille cette pensée livresque/stream of consciousness/hommage-réminiscence érudite et de Franck Queyraud, tandis que je vais hanter de mes fantômes ses flâneries quotidiennes. Très étonnant de trouver, dans deux textes écrits presque concomitamment par deux personnes qui ne se connaissent pas, des préoccupations communes, et même quelques idées et autres objets littéraires identiques.
Pour parcourir les autres vases-communications du mois, répertoriée comme toujours par l’excellente Brigitte Célérier, en voici la liste (à jour le 5 janvier) :
Juliette Mezenc http://juliette.mezenc.over-blog.com/ext/http://motmaquis.net/ et Christine Jeanney http://tentatives.eklablog.fr/ce-qu-ils-disent-
Christophe Grossi http://kwakizbak.over-blog.com/ et Michel Brosseau http://www.àchatperché.net/
François Bon http://www.tierslivre.net/ et Laurent Margantin http://www.oeuvresouvertes.net/
Martine Sonnet http://www.martinesonnet.fr/blogwp/ et Anne-Marie Emery http://pourlemeilleuretpourlelire.hautetfort.com/
Anne Savelli http://www.fenetresopenspace.blogspot.com/ et Urbain, trop urbain http://www.urbain-trop-urbain.fr/
Murièle Laborde-Modély http://l-oeil-bande.blogspot.com/ et Jean Prod’hom http://www.lesmarges.net/
Kouki Rossi http://koukistories.blogspot.com/ et Jean http://souriredureste.blogspot.com/
Piero Cohen-Hadria http://www.pendantleweekend.net/ et Monsieuye Am Lepiq http://barbotages.blogspot.com/
Marie-Hélène Voyer http://metachroniques.blogspot.com/ et Pierre Ménard http://www.liminaire.fr/
Frédérique Martin http://www.frederiquemartin.fr/ et Francesco Pittau http://maplumesurlacommode.blogspot.com/
Jean-Yves Fick http://jeanyvesfick.wordpress.com/ et Gilles Bertin http://www.lignesdevie.com/
Candice Nguyen http://www.theoneshotmi.com/ et Benoit Vincent http://www.erohee.net/ail
Nolwenn Euzen http://nolwenn.euzen.over-blog.com/ et Joachim Séné http://www.joachimsene.fr/
Isabelle Pariente-Butterlin http://yzabel2046.blogspot.com/ et Xavier Fisselier http://xavierfisselier.wordpress.com/
Christine Leininger http://les-embrasses.blogspot.com/ et Jean-Marc Undriener http://entrenoir.blospot.com/
Samuel Dixneuf http://samueldixneuf.wordpress.com/ et Philippe Rahmy-Wolff http://kafkatransports.net/
Lambert Savigneux http://aloredelam.com/ et Lambert Savigneux (ben oui) http://regardorion.wordpress.com/
Catherine Désormière http://desormiere.blog.lemonde.fr/ et Dominique Hasselmann http://dh68.wordpress.com/
Christophe Sanchez http://fut-il-ou-versa-t-il.blogspot.com/ et Brigitte Célérier http://brigetoun.blogspot.com/
et
sur twitter et en 9 twits chacune, Claude Favre @angkhistrophon et Maryse Hache @marysehache (elles ont choisi de publier les deux textes chez celle qui a un blog : Maryse Hache http://www.semenoir.typepad.fr/)