Accueil > Fictions > Bien agiter avant de servir — Servir très frais !
Bien agiter avant de servir — Servir très frais !
Episode II
mercredi 23 septembre 2009, par
Les mots sont successivement des caresses et des fusils, des lapements et des rafales, ils nous perdent dans leurs méandres, nous plongent dans leurs rêveries et on se surprend, les yeux levés, à songer à Lou et à toutes celles qui lui ressemblent, dans l’ardeur, la torpeur et le capiteux, et nous ont laissés pantois entre nos bras, superbes de jouissances, suspendues, arquées, insatiables.
Ce n’est que pour répondre à l’ancêtre qui chante, invente, les mythes, les Rolands furieux ou doux, les destinées irrépressibles confrontées à l’émergence de musique. Épopée, récit, chant, geste, mêlant empereur, chevaliers, gentes damoiselles, maures menaçants. Regards tournés.
Un camion file sur les routes. Paysage nocturne et désertique. Deux hommes en cabine, suant, bleu malgré la chaleur. Nids de poule, revêtement, chaos. Au bout, un puits en flamme. Extrême. Explosion.
Que de vertiges. On ne sait plus où on est. Sans doute Brooklyn, mais ce n’est pas certain. C’est la violence, celle qui nait de la dépression, la grande, celle qui exacerbe les conflits, pousse à tuer. Celle qui ne mène qu’à la solitude, inéluctable, inévitable, point de non retour, sans espoir, sauf dans les livres, mais aucun n’espoir n’est permis. Ou alors seulement en rêve, bercé, par le hasard d’une fenêtre ouverte sur l’automne clément mais non moins solitaire, par une musique incertaine, indistincte, effort sans talent de reproduire les formes, de suggérer la silhouette, d’évoquer à grands renforts de gestes impuissants, les chefs d’oeuvre et la mémoire. Mémoire monstrueuse qui avale tout, ne recrache rien, phagocyte les vies, les réduit à néant. Ou à néon. Néon, ce n’est pas grand chose non plus : une lumière triste malgré la violence de ses couleurs, une déclaration sans destinataire, une déclamation sans idée ni discours. Un mot. Deux, parfois. Toujours les mêmes, ou avec de menues variations sans importance pour parfois tenter de marquer la différence. Sans conscience de sa vanité. Alors on parcourt les rues, on s’essaie à la fuite, on s’essaie à la faim, on s’essaie au sauvage au coeur du civilisé — quelques hectares seulement de fausse liberté, mais, même fausse, on peut s’y perdre. C’est ainsi. Si l’individu est au coeur de tout, il peut aussi s’évanouir en suivant sa propre route solitaire — et il faudra alors la force intrusive d’un(e) autre, inconscient de son viol de conscience, pour le contredire et le forcer à un autre voyage, à d’autres folies. De l’autre côté du pont. De l’autre côté du mur. Dans le quotidien gris.