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Bien agiter avant de servir — Servir très frais !

Episode V

samedi 16 janvier 2010, par Jérémie Szpirglas

Sur la table, une Une du Monde s’étale aux côtés d’un poisson non écaillé, d’une bougie à demie consumée, d’un crâne aux yeux vides et au cynisme attendri. Sur le mur, une reproduction d’un de ces paysages d’hiver, tout de glaces, de joues rougies et de jeux d’enfant, de Brueghel. En face, posée sur une cheminée éteinte aux cendres fraîches, une petite crèche faite d’un assemblage de ces grotesques sculptures miniatures de Daumier — on y voit parmi d’autres, un Victor Hugo sévère à grosse tête, un incontournable Napoléon III, et quelques figures symboliques de classes —. Parterre, un volume d’Aristote ouvert au hasard, en belge dans le texte.

De la pièce voisine nous parviennent les échos d’un intense débat. On y distingue le ton traînant et snob d’Oscar Wilde, la voix sèche et haut placée de Valéry, Musil fait comme si il n’avait rien à dire, on entend parfois le petit rire distant et rocailleux de Borges, amusé des sentences définitives qui se disent parfois. On cite Hamlet, Proust, on parle de soi en faisant semblant de parler des autres, on lance des jugements à l’emporte-pièce, on jette quelques livres imaginaires par la fenêtre. Des doigts pointés, des regards noirs, des cris, des discours de tribun. C’est intimidant d’intelligence et d’érudition.

Une voix de femme soudain s’invite dans ce concert de mâles, s’insurge, voudrait remettre les pendules à l’heure. Elle manque d’humour, c’est certain. Et pourtant. Ce n’est pas ça qui lui fait défaut d’habitude, c’est une voix qui aime rire — dans les caves enfumées, où vivent les volubiles trompettes d’un autre temps —, seulement là, il y en a assez, ça suffit. On ne peut traiter les gens ainsi. On aimerait un peu plus de considération, et non ces superficielles tentatives d’explications, de séductions. Le monde est si plein d’imbéciles, déjà, a-t-on besoin de tant de garces ?

C’est la question, exactement cette question, que se pose le voisin du dessus, dans une mansarde, alors qu’il se lève aux côtés d’un corps difforme et sans grâce, cette fille qui s’est imposée d’autorité dans sa couche, avec sa langue de limace et ses exigences charnelles aux résonances tristes et sales. C’était sur un banc, maintenant il aimerait fuir. Fuir cette ville sale, ces gens sans visage, sans avenir.

Aller seul dans la lande, avec dans son bagage seulement quelques herbes. S’asseoir dans un coin du monde (à cour ou à jardin, c’est égal bien que). Et attendre. Attendre un signe, attendre un sens, attendre. Attendre pour attenter, attendre des attentions, attendre pour attendre.

Pas sûr que ce soit une solution, disent-ils en bas, comme s’ils avaient llu dans ses pensées. Attendre, c’est attendre jusqu’à la fin, avec un vieillard grognon, deux autres vieux croutons plus-vieillards-encore, quelques biscuits secs, un escabeau et des fenêtres qui rapetassent-rapetissent. Ça t’amuserait, toi ? Vraiment ? Parce que y en a certains que ça emmerde, ils ne parlent que de partir de là aussi, ne rêvent que de lui fourrer son vieux mouchoir sale au fond de la gorge et de mettre les bouts — en fait, pas besoin de lui fourrer son mouchoir au fond de la gorge, dans son fauteuil, il n’ira pas bien loin pas même jusqu’à la cuisine où son chien pourrit dans la sciure.

Allons, consolons-nous, et gardons le cap !