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Le soupir
vendredi 15 mai 2009, par
Est-ce bien elle qui a soupiré ? Je n’en suis pas certain — j’étais avec lui, dans le couloir, j’essayais de lire dans ses yeux ses intentions, ses hésitations, reconnaître cette mélodie qui rengaine, enchaîne et embourbe son esprit avant que sa main ne se pose sur le bouton de cuivre de la porte.
D’entre les pages manuscrites couvertes de portées de notes fines et nerveuses, un feuillet léger comme du papier bible s’est échappé entre ses doigts. Ce n’est qu’une esquisse, une ébauche, deux ou trois mesures incomplètes qu’elle ne reconnaît pas. Rythme simple, courbe sensuelle sur la page, comme une hanche et deux bras enlacés — rien de menaçant. Quelques mots sans plus, dénués de sens, quelques lettres avec lesquelles on jouerait pensivement, quelques signes qui trotteraient ainsi et qu’on noterait pas inadvertance.
Caresses, petit bruissement — envie de froissement, envie de soie —, elle sent à peine sous ses doigts l’empreinte de la plume, la morsure de l’attaque. Elle lit les trois mesures, note à note. Ne fait pas attention, n’essaie même pas de les associer, d’en appréhender la continuité — une continuité qui peut-être n’existe pas, d’ailleurs, je n’arrive pas à voir, c’est trop loin, trop rapidement saisi, brouillante détermination. Elle en reconnaît l’empreinte, sans erreur possible — on se trompe rarement.
Une note. Une note. Et plus loin encore une autre, plus légère, comme une virgule, un coup de langue. Deux plus petites encore. Mais le rythme n’apparaît pas. Ne s’éclaire pas, écriture ou lecture bancale, un mot qui apparaît devant soi, qu’on enregistre sans s’en saisir — on pourra peut-être le reconstituer plus tard mais il reste pour l’heure dans un parallèle glissant auquel elle échappe sans effort.
Son coude gauche posé sur le buffet du piano, sa tête au creux de la paume, elle perd son regard sur sa main qui tient délicatement le papier délicat, la voit qui le repose entre les pages pour se diriger vers une des touches noires alignées devant elle. Elle se pose soudain la question sans se poser la question, de l’existence de ce clavier qui fait sa vie et reçoit son amour, quotidiennement, plus sûrement que l’un ou que l’autre le recevront jamais.
Sa main droite épouse la silhouette de l’esquisse, caresse les contours de l’ébauche, noir et blanc sensible du dessin. Elle n’y voit pas plus de sens — n’y cherche pas.
Juste une note. Suivie d’une autre. Encore. Point blanc. Point noir. Et encore. L’espace tracé. Distance. Encore. Point encore. Pointe encore son nez. Retrousse les lèvres — se souvient des réponses et des questions. Mais que lui veut-il cette fois. C’est vide. Il ne lui veut rien. N’en a plus les moyens. Pointe sèche. Murmure de l’air. Trois cristallins. Puis quatre. Et encore obscur. Non, ça n’ira pas mieux.
De l’autre côté de la porte, du bouton de cuivre, de la pénombre du couloir, le jeune homme — il n’est plus si jeune, mais il sera toujours le jeune homme dans cette maison — est là qui tend l’oreille à cette phrase décousue, à ces fragments de rien, à fois affolé et fasciné. Il a peur pour elle et pour lui.
D’un instant à l’autre, elle va se raffermir, se redresser et l’appeler. D’un instant à l’autre, quelque chose en elle aura pris une décision et s’apprêtera à la mettre en pratique, à son coeur défendant — et pourtant déjà fendu. D’un instant à l’autre, une touche noire remontra dans l’obscurité de ce long soir d’été — soirée fraîche après cette journée d’orages. D’un instant à l’autre, les fantômes se retireront, laisseront une parenthèse de répit aux vivants, sans pourtant cesser de veiller, du coin de l’oeil ou de derrière le rideau.